L'Union Européenne sous la présidence française : Lettre Jacques Cœur mars 2022
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L’agression russe contre l’Ukraine : État des lieux, impacts de l’arme économique occidentale, scénarios de sortie
1° RAPPEL CHRONOLOGIQUE
1991 Dissolution de l’URSS par traité entre Russie, Ukraine et Biélorussie.
1994 Mémorandum de Budapest : l’Ukraine transfère ses armes nucléaires entre échange du « respect de l’indépendance, de la souveraineté et des frontières existantes » par la Russie.
2008 Sommet de l’OTAN à Bucarest : politique de la « porte ouverte » en direction de l’Ukraine, de la Géorgie et de la Moldavie. Intervention militaire russe en Géorgie.
2014 Révolution de la place Maïdan (Kiev) qui met fin au gouvernement de Victor Ianoukovitch, qui avait inscrire dans la Constitution trois points importants pour la Russie : neutralité, location de Sébastopol en longue durée, statut officiel de la langue russe comme langue régionale. Cette dernière disposition est annulée par la Rada (Parlement). Le gouvernement intérimaire signe un accord de libre-échange avec l’Union européenne. Annexion de la péninsule de Crimée par le Russie et séparation de deux oblasts (Donestk et Louhansk), au prix de 13 000 morts du côté ukrainien. Formation d’une ligne de front.
2014- 2015 Accords de cessez-le-feu entre la Russie, l’Ukraine, l’Allemagne et la France signés à Minsk.
2019 Election de Volodymyr Zelensky sur la promesse de réintégration du Donbass.
2021 Texte de Vladimir Poutine « Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens ». Vus de Moscou, les Russes, les Biélorusses et les Ukrainiens forment un seul peuple. La dislocation de l’Union soviétique, en 1991, est toujours vécue comme une catastrophe géopolitique parce que le monde russe a été séparé. Le texte est distribué à tous les soldats.
Ultimatum aux Occidentaux : exigences d’arrêt de l’expansion de l’OTAN, neutralité de l’Ukraine, garanties de sécurité et retrait des troupes de l’OTAN de tous les pays qui l’ont rejoint depuis 1997.
2022 Manœuvres militaires terrestres et navales d’encerclement de l’Ukraine. Dénégations constantes de l’alerte américaine d’une invasion imminente (mi-février). Attaques tous azimuts à partir du 24 février.
2° SITUATION MILITAIRE (mi-mars 2022)
Le projet initial d’offensive à grande vitesse (pour s’emparer du gouvernement de Kiev) a échoué. Le rapport des forces est déséquilibré en termes numériques : côté russe, 9 armées (de 20 à 30 000 hommes chacune), avec pour moitié des conscrits en soutien et des professionnels au combat, côté ukrainien, 36 brigades de combat (entre 2 000 et 3 000 hommes) et 20 brigades de réservistes, qui ont l’avantage d’une décentralisation du commandement, ce qui leur donne un atout tactique.
Il s’agit d’une guerre de siège des grandes villes, cas assez inédit où une armée entière est absorbée simultanément dans le siège de plusieurs villes selon le colonel Michel Goya. L’objectif d’encerclement vise à obtenir une capitulation, peu probable.
Les conquêtes territoriales les plus nettes ont lieu dans le Donbass et au nord de la Crimée, avec l’objectif d’occuper tout le littoral de la mer Noire. L’enjeu stratégique est le grand port Odessa.
Le 13 mars Selon le colonel Michel Goya qui assure un suivi quotidien des opérations militaires (voir le site : « Le Grand Continent ») : « La situation opérationnelle est actuellement en équilibre. Les Russes ont avancé mais n’ont pas de victoires à afficher, hormis la prise de Kherson. Les pertes humaines sont très élevées – au moins 5 000 tués et blessés par semaine – pour une cause qui n’est pas claire et des succès limités. Un nombre indéterminé mais assez élevé de prisonniers et déserteurs russes sont les indices d’un moral assez incertain. Les pertes ukrainiennes sont probablement du même ordre, mais avec un moral qui semble bien meilleur, ne serait-ce que parce qu’ils résistent bien, ce qui est une victoire lorsqu’on combat plus fort que soi. Dans la situation d’équilibre actuelle, le camp qui dans les deux semaines qui viennent pourra présenter plusieurs victoires offensives d’affilée, même limitées, prendra un avantage psychologique décisif ».
A noter trois données des trois premières semaines de la guerre d’agression :
- La découverte des faiblesses de l’armée russe est un facteur d’accroissement de notre sécurité en Europe.
- Près de 3 millions de réfugiés à la mi-mars (dont 1,7 en Pologne).
- Une politique de déportation forcée de femmes et d’enfants depuis Marioupol vers la Russie, contre leur gré.
3° L’ARME ECONOMIQUE OCCIDENTALE : CIBLES & IMPACTS
La mondialisation des économies ouvertes offre l’option de l’usage des moyens de pression commerciaux. Mais comme le rappelle Pascal Lamy, les sanctions ne sont pas à sens unique.
Les sanctions décidées par l’Union européenne, les États-Unis, le Canada, la Suisse et le Japon comportent quatre étages à impact croissant pour les Européens :
- Financières: il s’agit d’étrangler le système financier.
-
- Politiciens, officiels et oligarques
- Banques et services financiers
- Entreprises
C’est efficace : le rouble a baissé de 50%
La Banque centrale de Russie disposait de 640 Mds$ de réserves au début de 2022. La moitié environ de ces réserves ne sont plus accessibles selon Anton Soulianov, ministre des Finances. Le fonds souverain se monte à 200 Mds$ et la balance commerciale reste excédentaire.
Vers un défaut de paiement ? A quelle date ?
13% des réserves de la Banque centrale russe sont en renminbi. Sans doute 40% en euros. La Banque Centrale de Russie s’est désengagée partiellement du dollar US.
2. Commerciales: exportations d’acier, aluminium, pâte à papier, produits agricoles (impact hors UE : Égypte, Algérie, Liban), engrais (azote, potasse) ; importation russe des biens de consommation (IKEA, Leroy Merlin, VW, Renault)
3.Digitales: compliquent la vie des Russes, les enferment dans la propagande russe
4. Hydrocarbures: pas de sanctions sérieuses (la guerre coûte 1Md$/ jour ; l’UE en finance au moins les deux tiers par les importations)
- Dépendance : pétrole 30% (550 m€ par jour) ; gaz : 40% : 380 m m3/ jour (660m€ au prix du 5 mars 2022)
- Total : 1201 M€
Coût de la guerre côté Russie : de l’ordre de 7 Mds€/jour (pour les 100 premières heures : matériel et PNB) (source : Center for Economic Recovery)
Coût total : guerre + sanctions : 20- 25 Mds$/jour (étude CER)
L’Allemagne importe 55 % de son gaz et 42 % de son pétrole et 50 % de son charbon de Russie, pour environ 1/3 de l’énergie finale consommée provenant d’importations russes
- La France importe 17 % de son gaz et 9 % de son pétrole et 30 % de son charbon de Russie, pour à peine 10 % de l’énergie finale consommée provenant d’importations russes.
4° LA CHINE
La Chine va-t-elle aider la Russie à contourner les sanctions ?
Depuis un accord de 2019, la Russie et la Chine peuvent commercer en rouble et en renminbi.
La Chine, en aidant la Russie, peut espérer hausser la place du renminbi dans les échanges internationaux, de 2% actuellement, pour atteindre dans 3 ou 4 ans le seuil de 7% (contre 59% pour le dollar US). La Chine vise un monde de l’après-dollar, ambition de très longue haleine.
5° L’UE ET LES ETATS-UNIS
Les Européens sont poussés dans les bras des Américains, qui les ont alertés, lesquels poussent les Russes dans les bras des Chinois : va-t-on vers un conflit entre deux blocs, deux systèmes de valeur (ce qui valide le récit russe) ?
Pour l’Union européenne, les thèses françaises de souveraineté, d’autonomie stratégique, ou, mieux, de sécurité gagnent en influence, malgré la solitude stratégique des Européens. La géographie compte. Les Américains sont loin et non menacés. Et Berlin utilise son effort inédit de défense pour acquérir des F35 pour remplacer sa flotte de Tornado.
L’UE est-elle assez forte ? Non. Vers plus d’autonomie stratégique européenne. Crises venues de l’extérieur (2008, réfugiés, Covid, Russie). Le mot clé devient : résilience. Il convient d’améliorer la production de semi-conducteurs, l’autonomie énergétique, d’investir plus dans la défense (avec l’ambiguïté sur le client final de l’effort de défense), de discuter de nos cauchemars (priorités face aux menaces) tout en restant ouverts sur le monde.
6° SCENARIOS DE SORTIE DE CRISE
La guerre continue jusqu’à la partition de l’Ukraine sur le Dniepr.
La conquête et l’occupation militaires de la totalité du territoire échouent en raison de la résistance ukrainienne mais l’armée russe détruit l’Ukraine (usines, infrastructures, centres culturels), ce qui a déjà commencé à Marioupol.
Si un plan de neutralité garantie était agréé :
- Quel calendrier de retrait des troupes d’invasion ?
- Quelles garanties alliées ?
Quelle issue territoriale ? Donbass, Crimée, littoral de la mer Noire sous contrôle de la Russie. A suivre : la bataille d’Odessa.
La Présidence Française du Conseil de l’Union Européenne
Par Serge Guillon, ancien conseiller Europe du Premier Ministre, Directeur des études du Cycle des Hautes Etudes Européennes - CHEE
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