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Comment assurer la sécurité économique en Europe dans un monde dangereux ? - Lettre Jacques Cœur janvier 2024

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Pour sa dernière Conférence Jacques Cœur de l’année 2023, CFJC réunissait une vingtaine d'investisseurs institutionnels avec Manuel Lafont-Rapnouil (Directeur du Centre d’analyse, de prévision et de stratégie du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères) et Michel Foucher (géographe et ambassadeur, conseiller du Président de CFJC) autour du thème :

Comment assurer la sécurité économique en Europe dans un monde dangereux ?

La politique extérieure de la France dans un monde caractérisé par un double échauffement, dans sa triple dimension internationale, européenne et d’intérêt national, présentée par Manuel Lafont-Rapnouil.
Les principales décisions structurantes, en Europe et dans le monde, du dernier trimestre 2023, les grands rendez-vous internationaux de 2024 et la montée en puissance du concept de « sécurité économique » comme objectif des grands États, par Michel Foucher.

Retrouvez l'intégralité de la Lettre Jacques Cœur de janvier 2024

I. Face au double échauffement du monde, comment assurer la sécurité économique en Europe dans un monde dangereux ?

Par Manuel Lafont-Rapnouil,

1. La politique étrangère est confrontée à deux tendances internationales de fond

Le premier échauffement du monde est le retour de la compétition entre puissances. Le durcissement du monde est évident avec les guerres d’Ukraine et de Gaza mais il était déjà perceptible avant. Le retour de la compétition entre puissances est plus direct, plus abrupte. Il se joue à tous les niveaux - grandes puissances, mais aussi puissances moyennes et régionales – et sur un spectre élargi : militaire, mais aussi économie, influence, technologie… Nous notons un effacement des forces de rappel et du cadre normatif (tabous atteints : armes chimiques, annexion par la force, attaques contre les travailleurs humanitaires…).

Le second échauffement du monde est la montée des défis liés aux affaires globales, qui découle d’un autre dérèglement de notre environnement : celui qu’illustre en tout premier lieu le changement climatique. Les affaires dites globales occupent une place grandissante. L’interdépendance qu’elles traduisent ne cesse de se manifester à nous : climat, mais aussi pandémie, inégalités, migrations, espace informationnel… Tout ceci sans effet mécanique favorable à davantage de coopération internationale. Au contraire, on relève un effet ciseaux entre le besoin visible de coopération et non seulement le manque d’efficacité de l’action collective, mais même le manque d’appétence des États pour le multilatéralisme.

2. Sur cette toile de fond, la politique extérieure doit faire face au défi de l’« arsenalisation » des interdépendances

Les interdépendances entre les États sont transformées en leviers politiques ; le terme d’arsenalisation traduit l’anglo-américaine : « weaponization ». Ce levier utilise l’asymétrie des interdépendances. Le cas classique est celui des sanctions économiques et financières. Mais nous assistons désormais à une diversification de l’instrumentalisation de ces leviers et une extension à d’autres acteurs : commerce (Chine), mais aussi migrations (Turquie), énergie (Russie, Golfe), technologie (Chine). Deux exemples actuels : la Chine et les terres rares ; les Etats-Unis et le contrôle des exportations des semi-conducteurs vers la Chine. Là où un comportement coopératif serait attendu, nous avons vu se pratiquer une diplomatie des masques, des vaccins, des batteries, des minerais critiques…

Tout cela constitue un défi particulier pour les Européens, dès lors que la construction européenne est fondée sur les interdépendances, avec l’idée qu’elles favorisent prospérité et stabilité. Désormais, l’ouverture européenne peut, dans certains domaines, se retourner contre nous.

3. Face à ce défi, les Européens répondent en se donnant l’objectif d’une souveraineté propre, ou au moins d’une autonomie stratégique

L’idée - française à l’origine - de la souveraineté européenne vise à se prémunir contre les vulnérabilités qui peuvent être instrumentalisées contre nous, sans pour autant se débarrasser des interdépendances qui sont partie intégrante du modèle économique européen : il peut s’agir de mesures de défense commerciale et de filtrage des investissements dans les industries jugées stratégiques.

L’autonomie stratégique est un concept issu des milieux de la défense : il s’agit de disposer de moyens propres d’information, de décision et d’action. En sachant que l’autonomie est toujours relative et dépend du niveau d’ambition. Elle n’est synonyme ni d’indépendance, ni a fortiori d’autarcie. Un monde raisonnablement ouvert, selon le principe de la World Policy Conference (organisée annuellement par l’Institut français des relations internationales), est dans l’intérêt des Européens.

Au départ, la question a été posée par la France dans sa relation de dépendance à l’égard des Etats-Unis. Mais elle a été validée par l’interaction critique entre l’UE et la Chine (5G, Covid-19) puis avec la Russie (dépendance énergétique excessive). Si la discussion théologique se poursuit, une discussion plus pragmatique portant sur les vulnérabilités, la résilience et ses boîtes à outils et plus équilibrée se déroule en parallèle, dès lors que l’allié américain est favorable à un effort accru des Européens dans la défense, condition d’un début d’autonomie. Il reste que tous les pays européens ne partagent pas.

4. La sécurité économique devient un nouveau paradigme international

Le bouleversement profond de l’environnement international accélère l’imbrication croissante de l’économie dans la géopolitique, que ce soit pour des raisons intérieures – ce que le débat américain a résumé avec la formule du besoin de trouver une « politique étrangère pour les classes moyennes » – ou pour des raisons internationales, notamment du fait de l’émergence de la Chine. Cette mutation dépasse la croyance que la modernisation politique passerait par le développement économique, espoir américain pour la Chine lors de son entrée dans l’OMC (2001).

Les tensions géopolitiques ont un impact sur le système économique international, qui ne peut plus reposer sur la méthode du zéro stock et zéro délai, trop vulnérables. La mondialisation a affecté les classes ouvrières et moyennes. Il s’agit moins de démondialisation que d’un changement de régime, bien exprimé par Janet Yellen qui insiste sur le « friendly shoring » (approvisionnement dans des pays alliés) pour diminuer les chantages politiques ; les entreprises recherchent une diversification et le « just in case » (qui implique le stockage) plutôt que le « just in time » (flux tendus). La Commission européenne a formalisé la méthode du « derisking » (« dérisquage ») qui n’est pas un « découplage », brandi outre-Atlantique mais pas appliqué, sauf pour certains secteurs critiques. Les échanges commerciaux entre les Etats-Unis et la Chine – et le déficit commercial américain - ont atteint des records en 2022 .

Le conseiller à la sécurité nationale a veillé à la mise en œuvre du concept « small yard, high fence » pour la protection des technologies critiques qui est au cœur de la stratégie de sécurité économique américaine, dont l’ampleur reste mal définie : " Beaucoup d'entre vous ont entendu parler de l'expression "petite cour, haute clôture" lorsqu'il s'agit de protéger les technologies critiques. Ce concept est cité depuis des années dans les groupes de réflexion, les universités et les conférences. Nous sommes en train de le mettre en œuvre. Les points d'étranglement des technologies fondamentales doivent se trouver à l'intérieur de cette cour, et la clôture doit être haute, car nos concurrents stratégiques ne doivent pas pouvoir exploiter les technologies américaines et alliées pour saper la sécurité des États-Unis et de leurs alliés. Parallèlement à ces efforts dans le domaine technologique, nous élaborons de nouveaux accords pour définir les règles économiques de la route tout en protégeant les intérêts des travailleurs américains" .

L’agression de l’Ukraine par la Russie a encore aggravé la tendance au renforcement des contraintes politiques sur l’économie et d’un relèvement de la nature géopolitique de sujets comme les infrastructures, la connectivité, l’accès aux technologies, le rôle des normes et des standards. Les États se montrent plus soucieux d’une économie davantage « sécuritisée », sont plus réticents à l’externalisation des risques et plus sensibles aux gains relatifs (maximiser les gains – économiques, de sécurité, d’influence – par rapport à ceux des concurrents et rivaux) qu’aux gains absolus.

La sécurité économique se développe au détriment des autres dimensions du « economic statecraft » (politique économique d’État) qui est l’usage des leviers économiques, financiers et de réglementaire pour atteindre des objectifs de politique étrangère : commerce, coopération et aide au développement, financement et prise en charge des communs, coopération multilatérale.

5. Un ordre international chahuté

Ce double échauffement est de nature à altérer en profondeur le système international, avec des effets en termes de fragmentation géopolitique, de relativisme normatif, de déséquilibre stratégique, de découplage économique ou technologique. De plus, le système international souffre d’une incertitude diffuse mais profonde liée aux différentes transitions, engagées ou nécessaires (énergétique, climatique, numérique, démographique…).

Ces transitions sont autant de phénomènes de transformation lourds, difficiles, coûteux, accompagnés d’effets redistributifs importants, soulevant des conflits de priorités, posant des problèmes de gouvernance fondamentaux (coordination, planification, consensus, dilemme de l’action collective…).

La complexité et les difficultés sont rendues plus aiguës encore par la transition géopolitique engagée en arrière-plan. C’est le règne de l’incertitude : nous savons d’où nous partons, nous peinons à clarifier vers où nous nous dirigeons. Pour beaucoup d’États, la transition coïncide avec (ou résulte du) déclin au moins relatif des États-Unis, et de l’Europe avec eux. Autrement dit, d’autres puissances s’affirment, à commencer par la Chine, non seulement sur le plan économique, mais aussi en matière stratégique. Ces pays émergents, au plan géopolitique, ou puissances moyennes ou régionales, ont des réflexes transactionnels de plus en plus décomplexés, tout en restant réticents, pour des raisons intérieures, à assumer davantage de responsabilités internationales.

Ainsi, dans l’Indopacifique, par exemple, on refuse de s’aligner sur les États-Unis pas plus que sur la Chine, afin de conserver les options ouvertes : ce n’est pas une équidistance. On constate une recherche d’ouverture – à un cyberespace ouvert en passant par la science ouverte, ou un multilatéralisme ouvert –, tant pour nous que pour nos partenaires. Le point positif est l’attachement à un ordre mondial fondé sur le droit et l’égalité souveraine des États. Il faut donc être prêts, en France et en Europe, à affronter une compétition stratégique durcie, à renforcer notre engagement en faveur de la coopération internationale, sans dépendre de ceux qui ne veulent pas contribuer à cette entreprise coopérative, mais sans exclure s’ils nous rejoignent ultérieurement, dans une démarche elle-même ouverte.

Bref, l’autonomie, au sens étymologique, revient à décider qui choisit sa règle ? Être « Rules-maker » ou « rules-taker »: suivre ou créer?

6. La dimension européenne est la dimension évidente pour relever ces défis

L’Union Européenne est au milieu du gué. La France est créditée d’avoir repris une forme d’initiative, après le sentiment d’un tandem franco-allemand déséquilibré (faiblesse française, immobilisme allemand), et d’avoir poussé à un agenda concret – qu’on peut réunir sous l’idée de souveraineté européenne – qui met aujourd’hui l’Union Européenne en bien meilleure position pour affronter le défi d’un monde plus géopolitique, non seulement en termes de résilience, mais même de projection et de capacités.

A-t-on achevé notre révolution copernicienne pro-européenne ? Avec l’assimilation de nos intérêts industriels à l’autonomie stratégique européenne, par l’exercice d’un leadership par la disruption. Mais une partie du chemin a été parcouru, aux États-Unis comme dans le reste de l’UE, car l’affirmation d’une Europe souveraine n’est pas contradictoire avec un lien transatlantique fort. Cette prise de conscience européenne a été favorisée par les comportements chinois (5G, masques pendant la covid) et russe (Ukraine), mais aussi par possibilité d’un retour de Trump (ni 2017, ni 2021).

Par ailleurs, avec la guerre en Ukraine et les risques d’instabilité dans les Balkans occidentaux, le sujet de l’élargissement de l’Union est à nouveau sur la table. Il implique que soient traités en même temps les enjeux de l’approfondissement et du fonctionnement des institutions (fonctionnement de la Commission, place du Parlement, règles de vote, capacités budgétaire, état de droit…) mais aussi de la réforme des politiques européennes (pas juste PAC : cohésion, convergence, transition, investissement dans l’avenir…).

7. Conclusion : des politiques étrangères à reconstruire

De nombreux pays – notamment occidentaux – sont confrontés depuis la fin de la guerre froide à la nécessité de réinventer leur politique étrangère. Ella été occultée un temps par l’évidence de priorités comme la lutte contre le terrorisme. Les dynamiques internes à l’UE (Brexit au Royaume-Uni) ou externes (échec du Wandel durch Handel – le changement par le commerce – avec Moscou comme Pékin pour Berlin), parfois les deux à la fois (émergence de la Chine et trumpisme aux États-Unis) ont contribué à cette réinvention. Et en France, le vieillissement du gaullo-mitterrandisme et l’effacement du consensus bipartisan conduisent au même constat.

En parallèle, l’idée de « grande stratégie » qui fait son retour dans le débat analytique et politique témoigne de ce moment : elle désigne l’articulation des ressources autour de priorités de long terme et donc de l’efficacité de son action. Elle traduit un besoin de retrouver, contre le poids pris par les urgences et un présentisme croissant, la continuité des efforts et la priorisation des objectifs. La difficulté vient de ce que nos rivaux sont organisés pour tirer parti des choix que nous ne ferons pas et des impasses que nous accepterons. Bâtir une « grande stratégie » dans l’environnement actuel signifie : identifier des priorités stables et minimiser nos vulnérabilités, veiller à une meilleure intégration de nos lignes et registres d’action, contre la logique des silos (économie, défense, diplomatie, acteurs non étatiques, médias) qui continue de peser sur l’action extérieure des États en général et de la France en particulier.

Enfin, nous avons besoin de partenaires au-delà de l’Europe, au-delà du rééquilibrage avec les États-Unis malgré l’incertitude sur leur trajectoire internationale (risque du trumpisme, mais aussi effet du pivot vers l’Asie et de la rétraction stratégique et commerciale) et pour un réengagement avec le reste (thème du retour du Nord/Sud, importance de l’agenda économique et social, revanche des « passions » tel que décrit par Pierre Hassner et enjeu de la reconnaissance). Et donc le multilatéralisme reste dans notre intérêt.

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