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Lettre Jacques Cœur octobre 2022

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Comment lutter contre la fragmentation de l’Union Européenne à l’heure où les changements du monde s’accélèrent 

Analyse des élections parlementaires italiennes du 25 septembre 2022

Par Gilles Gressani, Directeur de la revue « Le Grand Continent », Fondateur du Groupe d’études géopolitiques de l’ENS.

 

L’élection législative du 25 septembre a vu une victoire très nette de la coalition dite de “centre-droit” avec environ 44% des voix, réparties d’une manière asymétrique entre le parti de Giorgia Meloni, Fratelli d’Italia (environ 26 %) – celui de Silvio Berlusconi et de Matteo Salvini (environ 8 % de voix chacun).

La coalition de “centre-gauche” portée par le Parti Démocrate d’Enrico Letta n’arrive qu’à totaliser 26 % des voix. On note également un effondrement relatif du Mouvement 5 étoiles (15 % des voix en 2022, 32 % en 2018) qui toutefois parvient à tenir en s’inscrivant encore plus nettement au centre et surtout au sud du pays, ainsi que l’entrée au Parlement d’une force centriste, Terzo Polo, pilotée par Calenda et Renzi (environ 8 % des voix).

 

L’abstention reste très élevée. Le taux de participation d'environ 64 % est le plus faible de l’histoire républicaine.

Ces données sont importantes car elles définissent les équilibres de la prochaine législature : par sa Constitution, alors même que la fonction des partis est très diminuée, l’Italie reste un pays fondamentalement parlementaire. Toutes les prochaines crises devront passer par le Parlement, le rapport de force qu’on y trouve sera déterminant.

Notons encore deux points qui nuancent la victoire de Meloni :

  • Malgré son succès, la coalition dite de centre-droit n’arrive pas à la majorité des 2/3 nécessaire à toute révision parlementaire de la Constitution ;
  • Malgré son succès pour gouverner, Fratelli d’Italia a besoin de ses partenaires de coalition.

Deux signaux faibles importants à retenir :

  • L’écologie politique peine à émerger en Italie (le Parti écologiste, dans la coalition avec le Parti démocrate, totalise seulement 3,63% des voix). Nous avons étudié ce phénomène étonnant sur le Grand Continent : l’absence du vote vert sur la scène politique italienne ;
  • Le Parti Italexit totalise uniquement 1,90% des voix.

 

  • Contexte politique : l’hypothèse techno-souverainiste en Italie

Pour saisir le contexte politique singulier qui accompagne la victoire d’une force d’extrême droite en Italie, il convient de partir d’une question : qui a fait cette déclaration ?

 

"La lettre de la présidente de la Commission européenne, Mme von der Leyen, aux chefs d'État et de gouvernement de l'UE est un pas en avant dans la lutte contre la crise énergétique. Un défi européen qui, en tant que tel, doit être relevé et doit voir les efforts de chacun pour aider les familles et les entreprises." (5 octobre, 2022)

 

Il s'agit de la même personne qui, après avoir remporté les élections de manière nette, a déclaré :

"Si l'alliance de centre-droit n'a pas de représentant adéquat pour un ministère clef, je ne vois aucun problème à donner ce poste à un technicien" (5 octobre, 2022).

Avec ces prises de position et plus généralement avec la définition de sa ligne politique, Giorgia Meloni mène une opération compliquée. La continuité revendiquée explicitement par le leader de Fratelli d'Italia entre le gouvernement politique et le gouvernement technique, entre le souverainisme et l'esprit communautaire semble surprenante, sinon paradoxale – elle mérite d'être encadrée à partir d'une hypothèse.

 

Depuis quelques mois, la leader de Fratelli d’ Italia semble proposer non pas une banalisation ou une simple normalisation de sa ligne politique – qui reste extrêmement conservatrice sur la famille, sur le rapport à la patrie, à l'identité, dans un dialogue avec l'extrême droite polonaise et espagnole – mais son institutionnalisation.

 

Le secret de son succès est d'avoir réussi à convaincre, pour l'instant avec un succès relatif mais réel, certains des éléments qui composent et régulent la machine de l’État : la technocratie italienne, les appareils diplomatiques et militaires de l'OTAN, les élites économiques nationales et internationales.

 

Pour décrire ce nouveau produit du laboratoire politique italien, nous pouvons parler de "techno-souverainisme" : une synthèse de l'intégration de la logique technocratique, de l'acceptation du cadre géopolitique de l'Alliance atlantique et de sa dimension européenne, avec l'insistance sur les valeurs hyper-conservatrices et les instances néo-nationalistes.

 

Ce réalignement a une dimension tactique. Grâce à son avantage dans les sondages, Meloni a pu mener une campagne visant moins à mobiliser l'électorat qu'à préparer le gouvernement, en suggérant un pacte : un alignement clair sur deux axes structurants – l'euro et l'Ukraine – en échange d'une plus grande autonomie dans le reste de ses propositions.

 

C'est grâce à cela que sa ligne, plus extrême que celle de la Ligue, a pu paraître beaucoup plus cohérente avec celle du gouvernement de la deuxième puissance industrielle d'Europe. C'est grâce à cela qu'elle peut aujourd'hui proposer une forme de continuité avec Mario Draghi et qu'elle a réussi à convaincre l'électorat de centre-droit de voter pour elle, mettant à jour le point sensible du centre-droit européen, de plus en plus exposé à la tentation d'une fusion avec l'extrême droite.

 

  • Pour plus d’éléments sur les réseaux de Giorgia Meloni, voir l’article du Grand Continent, “À la cour de Giorgia Meloni”

https://legrandcontinent.eu/fr/2022/10/09/a-la-cour-de-giorgia-meloni/

 

  • Contexte économique : répondre aux contraintes externes

Cette opération doit être comprise dans un contexte où les marges de manœuvre sont extrêmement limitées : l'Italie est confrontée à une série de crises qui menacent de faire imploser son système économique. De plus, depuis plus de dix ans, le système politique se trouve dans une sorte d'interrègne qui a vu dérailler des figures aussi diverses que Renzi, Salvini ou Monti, sans que la possibilité de l'ouverture d'un cycle à long terme apparaisse.

 

Giorgia Meloni semble avoir intégré ces deux dimensions dans la définition de sa ligne politique. Contrairement à Salvini ou au Mouvement 5 étoiles en 2017, elle semble vouloir éviter la confrontation frontale.

 

Pour pouvoir définir un nouveau cycle politique, il faut tenir compte du fait qu'il y aura de nombreux accidents en cours de route : il vaut donc mieux être équipé d'airbags. Partager la responsabilité du gouvernement avec l'appareil, c'est aussi pouvoir faire porter le poids des crises sur la structure.

 

Surtout, ne pas céder aux attentes de changement radical suscitées par les leaders de la décennie populiste diminue les risques de déception.

  • Contexte continental : la contamination de la guerre et le techno-souverainisme

Au-delà de ces aspects internes qui décideront si Giorgia Meloni sera en mesure d'être à l'origine d'un nouveau cycle politique, la dynamique techno-souverainiste doit être comprise dans un processus plus large. Pour cela, il faut regarder vers l'est. La guerre en Ukraine reconfigure l'Europe autour d'un moment schmittien : dans l'intensité de la guerre, un ennemi commun émerge. Contrairement à une impression répandue par certains experts approximatifs, la force de la résistance ukrainienne est largement due au fait que nous assistons à Kiev à un impressionnant processus de construction de la nation qui place la question de l'identité nationale, de l'appartenance patriotique à l'État, au centre du débat général dans une perspective fondamentalement positive.

 

Dans ce contexte, la politique redevient rude, intense, brûlante : dans l'état d'urgence, les valeurs ultra-conservatrices et néo-nationalistes se renforcent – oscillant entre l'Europe blanche et chrétienne d'Orban et l'Europe civilisatrice des grandes puissances –, des lignes de fracture brutalement définies apparaissent. D'autre part, on assiste à l'émergence d'un sentiment d'appartenance et de protection que l'euro a réussi à susciter. C'est la fusion de ces deux tendances qui définit l'inertie du techno-souverainisme.